17
Le fossé se comble
La débandade des troupes de Zveri ne prit fin que lorsqu’on eut atteint le lieu du campement précédent, et encore, pour une partie de la colonne seulement, car on découvrit à la tombée de la nuit qu’au moins un quart des effectifs manquaient. Parmi les absents, il y avait Zora et Romero. À mesure que les traînards arrivaient, Zveri les questionnait au sujet de la jeune femme, mais aucun ne l’avait vue. Il essaya d’organiser un peloton pour partir à sa recherche, mais personne ne voulut l’accompagner. Il argumenta et menaça, mais cela lui permit seulement de constater qu’il avait perdu toute autorité sur ses hommes. Peut-être allait-il se décider à y aller seul, comme il prétendait en avoir l’intention, mais il se vit déchargé de cette obligation quand, bien après la fin du jour, les deux retardataires pénétrèrent ensemble dans le camp. À leur vue, Zveri se sentit à la fois soulagé et irrité.
— Pourquoi n’es-tu pas restée avec moi ? cria-t-il à Zora.
— Parce que je cours moins vite que toi, répondit-elle.
Zveri n’en dit pas plus, car l’avertissement désormais familier se faisait entendre dans les arbres, au-dessus du camp :
— Quittez les Blancs !
Un long silence suivit, interrompu seulement par les chuchotements nerveux des Noirs. Puis la voix reprit :
— Les pistes qui conduisent chez vous ne présentent pas de danger, mais la mort rôde toujours autour des hommes blancs. Jetez vos uniformes et quittez les hommes blancs, pour venir vers moi dans la jungle.
Un guerrier noir se leva, se dépouilla de l’uniforme français, qu’il portait, et le jeta dans un feu qui brûlait près de lui. À l’instant, d’autres suivirent son exemple.
— Arrêtez ! hurla Zveri.
— Silence, homme blanc ! gronda Kitembo.
— Tuez les Blancs ! cria un guerrier basembo qui venait de se déshabiller.
Ce fut aussitôt la ruée vers les Blancs rassemblés autour de Zveri. Un nouveau cri d’avertissement vint de là-haut.
— Les Blancs sont à moi ! Laissez-les moi.
Les guerriers s’arrêtèrent net. Seul celui qui venait de se comporter en chef continua d’avancer, en brandissant son fusil d’un air menaçant. Peut-être sa haine et sa soif de sang l’aveuglaient-elles.
En haut, la corde d’un arc vibra. Le Noir lâcha son fusil et hurla en essayant de s’arracher une flèche de la poitrine. Il tomba face contre terre et les autres Noirs reculèrent. On laissa les Blancs seuls, tandis que les Noirs se regroupaient loin d’eux, à l’extrémité du camp. Beaucoup d’entre eux auraient voulu déserter cette nuit-même, mais ils craignaient les ténèbres de la jungle et la menace que constituait pour eux cette chose qui planait au-dessus de leurs têtes.
Zveri, furieux, allait et venait, maudissant le sort, les Noirs, tout.
— Si on m’avait un peu aidé, si j’avais obtenu un peu de coopération, grommelait-il, cela ne serait pas arrivé. Mais je ne peux pas tout faire tout seul.
— Cela est le résultat de ce que, justement, tu as fait tout seul, dit Romero.
— Que veux-tu dire ? l’interrogea Zveri.
— Je veux dire que, comme un âne bâté, tu t’es chargé de trop de choses. Cela t’a valu l’hostilité de tous. On t’aurait quand même suivi si on avait su pouvoir se fier à ton courage, mais personne ne suit un lâche.
— Comment m’as-tu appelé, sale olivâtre ? brailla Zveri en portant la main à l’étui de son revolver.
— Assez ! aboya Romero. Je t’ai couvert jusqu’ici, mais permets-moi de te dire que, si ce n’était par égard pour la señorita Drinov, je te tuerais sur place. J’aurais conscience de débarrasser le monde entier d’au moins un de ces chiens enragés qui le menacent d’une épidémie de haine et de délation. La señorita Drinov m’a un jour sauvé la vie. Je ne l’ai pas oublié. C’est peut-être parce que tu l’aimes que tu auras la vie sauve, à moins que tu ne m’obliges à te tuer pour me défendre.
— Tout cela est absolument insensé ! s’écria Zora. Nous sommes cinq, avec une bande de Noirs mutinés qui nous craignent et nous haïssent à la fois. Demain, ils déserteront à coup sûr. Si nous tenons à sortir d’Afrique en vie, nous devons rester solidaires. Oubliez vos querelles, tous les deux, et travaillons ensemble, en bon accord, à notre salut à tous.
— Si c’est vous qui me le demandez, Señorita, je suis d’accord, dit Romero.
— La camarade Drinov a raison, renchérit Ivitch.
Zveri baissa son fusil et s’en alla en boudant. La paix, sinon la concorde, revint pour le reste de la nuit dans le camp désorganisé des conspirateurs.
Quand le jour se leva, les Blancs virent que les Noirs avaient tous quitté leur uniforme français. Dissimulé dans le feuillage d’un arbre voisin, quelqu’un d’autre constata la même chose. Quelqu’un dont les yeux gris pétillaient de sarcasme. Les Blancs n’avaient plus de boys pour les servir, car même leurs domestiques personnels les avaient abandonnés pour se joindre à ceux de leur sang. Aussi durent-ils préparer eux-mêmes leur petit déjeuner, après que toutes les tentatives de Zveri pour s’assurer les services d’un quelconque boy se furent heurtées à un refus obstiné.
Pendant qu’ils mangeaient, Kitembo s’approcha d’eux, accompagné des chefs des différentes tribus représentées dans l’expédition.
— Nous retournons avec nos hommes chacun dans notre pays, dit le chef basembo. Nous vous laissons assez de nourriture pour vous permettre d’atteindre votre base. Beaucoup de nos guerriers voudraient vous tuer, et nous ne pourrons peut-être pas les en empêcher si vous tentez de nous accompagner, car ils craignent la vengeance des esprits qui vous suivent depuis des lunes. Restez ici jusqu’à demain matin. Après quoi vous serez libres d’aller où bon vous semblera.
— Mais, objecta Zveri, vous ne pouvez nous laisser ainsi, sans porteurs ni askaris !
— Il ne t’appartient plus de nous dire ce que nous avons à faire, homme blanc, répliqua Kitembo, car vous êtes peu et nous sommes nombreux. Votre pouvoir sur nous s’est évanoui. Tu as échoué dans toutes tes entreprises. Nous ne suivrons plus un tel chef.
— Vous ne pouvez faire cela ! grogna Zveri. C’est une chose pour laquelle vous serez tous punis, Kitembo.
— Qui nous punira ? demanda le Noir. Les Anglais ? Les Français ? Les Italiens ? Vous n’oserez pas aller chez eux. C’est vous qu’ils puniraient, pas nous. Peut-être irez-vous chez Ras Tafari ? Il vous ferait hacher le cœur et jeter votre corps aux chiens, s’il savait ce que vous méditiez.
— Mais vous ne pouvez laisser cette femme seule dans la jungle, sans domestique ni porteur, sans aucune protection, insista Zveri.
Il eut vite compris que cet argument n’impressionnait pas le chef noir, qui tenait à présent leur sort entre ses mains.
— Je n’ai pas l’intention d’abandonner la femme blanche, dit Kitembo. Elle viendra avec moi.
Les Blancs s’aperçurent seulement à ce moment que les chefs de guerre les avaient entourés et les menaçaient de leur fusil.
Quand il eut parlé, Kitembo s’approcha de Zveri, à côté de qui se tenait Zora Drinov, qu’il saisit par le poignet.
— Viens ! dit-il.
Il venait à peine de prononcer ces mots que quelque chose vibra dans l’air, au-dessus de leurs têtes. Kitembo, chef des Basembos, s’effondra, une flèche dans la poitrine.
— Ne levez pas les yeux ! cria une voix venue d’en haut. Regardez à terre ! Quiconque regardera en haut mourra. Écoutez bien ce que j’ai à vous dire, hommes noirs. Retournez chez vous, quittez les Blancs, tous les Blancs. Ne leur faites pas de mal. Ils m’appartiennent. J’ai dit.
En tremblant, les yeux écarquillés, les Noirs s’écartèrent des Blancs, laissant Kitembo se tordre sur le sol. Ils se hâtèrent de rejoindre leurs hommes, tous absolument terrorisés. Avant que le chef des Basembos eût renoncé à lutter contre la mort, les indigènes avaient soulevé les charges préalablement partagées entre eux et commencé à jouer des coudes pour se trouver parmi les premiers à emprunter la piste conduisant vers l’ouest.
Les Blancs observaient leur départ, dans un silence glacial qu’ils ne rompirent pas avant que le dernier Noir fût parti. Quand ils furent seuls, Ivitch demanda, d’une voix légèrement étranglée :
— Que croyez-vous que cette chose voulait dire en proclamant que nous lui appartenons ?
— Comment le saurais-je ? grogna Zveri.
— C’est peut-être un fantôme mangeur d’hommes, suggéra Romero en souriant.
— Il a sans doute déjà fait tout le mal qu’il pouvait faire, dit Zveri. Il va probablement nous laisser tranquilles quelque temps, désormais.
— Ce n’est pas un esprit si mauvais, dit Zora. Après tout, il m’a sauvée de Kitembo.
— Il a voulu te garder pour lui, dit Ivitch.
— Tout cela n’a pas de sens ! objecta Romero. La raison d’être de cette mystérieuse voix aérienne est évidente, comme il est évident que c’est une voix d’homme. Celle de quelqu’un dont le but est de faire échouer cette expédition. J’imagine que Zveri n’était pas loin de la vérité, hier, quand il évoquait des espions britanniques ou italiens, cherchant à nous retarder jusqu’à ce que suffisamment de forces aient pu être mobilisées contre nous.
— Cela confirme, déclara Zveri, ce que je soupçonne depuis longtemps : il y a au moins un traître parmi nous.
Il regardait Romero d’un air entendu.
— Cela veut dire, corrigea Romero, que les théories téméraires et mal pensées s’effondrent toujours à l’épreuve des faits. Tu croyais que tous les Noirs d’Afrique se presseraient sous tes drapeaux pour rejeter les étrangers à la mer. En théorie, tu avais peut-être raison mais, en pratique, un homme usant d’une connaissance de la psychologie indigène que tu ne possédais pas, a fait éclater ton rêve comme une bulle de savon. Toutes les théories erronées se heurteront toujours à quelque obstacle que leur opposera une réalité têtue.
— Tu parles comme un traître à la cause, dit Ivitch d’un ton menaçant.
— Et qu’allez-vous donc faire ? demanda le Mexicain. J’en ai assez de vous et de votre plan pourri, totalement égoïste. Il n’y a pas une once d’honnêteté sous ton crâne, pas plus que sous celui de Zveri. J’accorde le bénéfice du doute à Tony et à la señorita Drinov, car je ne puis concevoir qu’ils soient des fripons de votre espèce. Peut-être ont-ils été abusés, comme je l’ai été moi-même, et comme les millions d’autres que votre engeance s’applique à tromper depuis des années.
— Tu n’es pas le premier traître à la cause, s’écria Zveri, et tu ne seras pas le premier à payer le prix de sa trahison.
— Ce n’est pas une façon de parler, par les temps qui courent, dit Mori. Nous ne sommes déjà pas si nombreux. Si nous nous mettons à nous battre et à nous entre-tuer, aucun de nous, peut-être, ne sortira vivant d’Afrique. De plus, si tu veux tuer Miguel, tu devras me tuer, moi aussi, et peut-être n’y réussiras-tu pas. Peut-être seras-tu mort avant.
— Tony a raison, dit la jeune femme. Concluons une trêve jusqu’à ce que nous soyons revenus à la civilisation.
Ce fut donc sous un statut ressemblant à celui d’une trêve armée que les cinq personnages se mirent en route, le lendemain matin, pour regagner leur camp de base. Pendant ce temps, sur une autre piste, avec un jour d’avance sur eux, Tarzan et ses guerriers waziris prenaient un raccourci vers Opar.
— La ne doit pas s’y trouver, expliquait Tarzan à Muviro, mais je veux punir Oah et Dooth de leur conspiration. Cela permettra peut-être à la grande prêtresse de retourner chez elle sans danger, si elle vit toujours.
— Mais que feras-tu des Blancs que nous laissons dans la jungle derrière nous, Bwana ? demanda Muviro.
— Ils ne nous échapperont pas, répondit Tarzan. Ils sont faibles et n’ont pas l’expérience de la jungle. Ils avancent lentement. Nous les rattraperons quand nous voudrons. C’est de La que je me soucie le plus, car elle est une amie, tandis qu’eux sont des ennemis.
A des milles de là, l’objet de son amicale sollicitude approchait d’une clairière, œuvre de l’homme, manifestement destinée à accueillir le campement d’une troupe nombreuse. On n’y voyait cependant plus que quelques abris grossiers, occupés par une poignée de Noirs.
Aux côtés de cette femme marchait Wayne Colt, à nouveau en pleine possession de ses forces. Ils étaient suivis de Jad-bal-ja, le Lion d’or.
— Nous avons enfin trouvé, dit l’homme, grâce à toi.
— Oui, mais l’endroit est désert, répondit La. Ils sont tous partis.
— Non, rectifia Colt, je vois quelques Noirs derrière ces abris, à droite.
— C’est bien. Maintenant, je dois te quitter.
Il y avait dans la voix de La une intonation de regret.
— Je déteste dire au revoir, mais je sais où est ton cœur. Ta bonté envers moi t’a obligée à retarder ton retour à Opar. Il est inutile que j’essaie de t’exprimer ma gratitude, je pense que tu sais ce que j’éprouve.
— Oui, approuva-t-elle, et il me suffit de savoir que je me suis fait un ami. J’en ai si peu qui me soient fidèles.
— Je voudrais que tu me permettes de t’accompagner à Opar, proposa-t-il. Tu y rencontreras des adversaires et tu pourrais avoir besoin du peu d’aide que je suis capable de t’apporter.
Elle hocha la tête.
— Non, cela ne se peut. Tous les soupçons à mon égard et toute la haine que j’ai suscitée ont été engendrés dans le cœur de quelques-uns de mes sujets par mon amitié pour un homme d’un autre monde. Si tu venais là-bas avec moi et m’aidais à remonter sur le trône, leurs soupçons s’en trouveraient accrus. Si Jad-bal-ja et moi ne réussissons pas, nous ne ferons pas mieux à trois.
— Ne veux-tu pas être au moins mon invitée pour le reste de la journée ? Je ne puis t’offrir une bien grande hospitalité, remarqua-t-il avec un sourire triste.
— Non, mon ami, dit-elle. Je ne puis prendre le risque de perdre Jad-bal-ja et toi, tu ne peux prendre celui de perdre ces Noirs. Or je crains qu’ils ne soient pas capables de cohabiter. Au revoir, Wayne Colt. Mais ne dis pas que je m’en vais seule, puisque Jad-bal-ja marchera à mes côtés.
La connaissait le chemin pour Opar. Colt la regardant partir, sentit sa gorge se serrer, car cette belle femme accompagnée d’un grand lion lui semblait la personnification de la grâce, de la force et de la solitude.
En soupirant, il traversa le camp, jusqu’à l’endroit où les Noirs faisaient la sieste. Il les réveilla et, à sa vue, ceux-ci poussèrent de grands cris. Ils avaient, en effet, appartenu à son propre safari, en venant de la côte, et ils le reconnurent immédiatement. Mais, comme on l’avait longtemps tenu pour perdu, ils commencèrent par se montrer un peu effrayés. Ils finirent pourtant par se convaincre que c’était bien lui, en chair et en os.
Depuis la mort de Dorsky, ils étaient restés sans maître, et ils avouèrent avoir sérieusement envisagé de quitter le camp et de rentrer chez eux, car ils savaient n’être pas en mesure de continuer à affronter les événements insolites et terrifiants que l’expédition avait vécus dans cet étrange pays, où ils se sentaient très seuls et démunis sans l’autorité et la protection d’un maître blanc.
Une femme et un lion traversaient la plaine d’Opar, se dirigeant vers la ville en ruine. Derrière eux, au sommet de l’escarpement qu’ils venaient de descendre, un homme s’arrêta, scruta la plaine et les vit au loin.
Derrière encore, une centaine de guerriers envahissaient le cirque rocheux. Ils se rassemblèrent autour du personnage de haute taille, bronzé, aux yeux gris, qui les y avaient précédés. Celui-ci pointa l’index.
— La ! dit-il.
— Et Numa ! ajouta Muviro. Il la traque. C’est bizarre, Bwana, il ne charge pas.
— Il ne chargera pas, répondit Tarzan. Je sais qu’il ne le fera pas, parce que c’est Jad-bal-ja.
— Les yeux de Tarzan sont pareils à ceux de l’aigle. Quand Muviro ne voit qu’une femme et un lion, Tarzan voit La et Jad-bal-ja.
— Pour les reconnaître, je n’ai pas besoin de mes yeux, commenta l’homme-singe. J’ai un nez.
— Moi aussi, j’ai un nez, admit Muviro, mais ce n’est qu’un bout de chair qui me sort du visage. Il ne me sert à rien.
Tarzan sourit.
— Quand tu étais petit enfant, tu n’as pas eu besoin de ton nez pour survivre et te nourrir, dit-il. Moi, si ! Il me servait alors comme maintenant. Venez, mes enfants, La et Jad-Bal-ja seront heureux de nous voir.
Grâce à la finesse de son ouïe, Jad-bal-ja fut le premier à percevoir le faible bruit qui montait derrière eux. Il s’arrêta et se retourna, sa tête formidable majestueusement dressée, les oreilles pointées vers l’avant, le nez froncé pour stimuler son sens de l’odorat. Il fit entendre un sourd grondement. Alors La s’arrêta et se retourna, elle aussi, pour découvrir la cause de son mécontentement.
En voyant la colonne approcher, elle sentit battre son cœur. Même Jad-bal-ja ne pourrait la défendre contre tant de monde. Elle pensa essayer de distancer ses poursuivants et d’atteindre la ville avant eux. Mais un simple regard vers les murs en ruine, à l’autre bout de la vallée, la convainquit que l’entreprise était désespérée. Elle n’aurait pas la force de courir assez vite sur une telle distance car, parmi ces guerriers noirs, il devait y avoir bien des coureurs entraînés, qui la rattraperaient sans peine. Résignée à son sort, elle attendit donc, tandis que Jad-bal-ja, la tête basse et fouaillant de la queue, avançait lentement à la rencontre de ces hommes. Ses feulements devenaient de plus en plus sauvages et finirent par se résoudre en rugissements à faire trembler la terre, comme s’il cherchait à épouvanter et à faire fuir ceux qui menaçaient ainsi sa maîtresse bien-aimée.
Mais les hommes avançaient toujours. Soudain, La réalisa que l’un de ceux qui marchaient au premier rang était de couleur plus claire. Son cœur bondit. Enfin elle le reconnut, et les larmes montèrent aux yeux farouches de la grande prêtresse d’Opar.
— C’est Tarzan ! Jad-bal-ja, c’est Tarzan ! cria-t-elle.
Son grand amour faisait rayonner ses traits gracieux. Au même instant peut-être, le lion reconnut son maître car ses rugissements cessèrent, ses yeux ne fulminèrent plus, sa grosse tête se redressa. Il trotta à la rencontre de l’homme-singe. Comme un grand chien, il fit le beau devant Tarzan. Le petit Nkima poussa un cri de terreur et quitta précipitamment l’épaule où il était juché pour aller se réfugier, en piaillant, sur celle de Muviro. Dans toutes les fibres de son être s’inscrivait la conviction que Numa était toujours Numa. Jad-bal-ja posa ses grosses pattes sur les épaules de Tarzan et lui lécha la joue. Puis l’homme-singe le repoussa et marcha d’un pas rapide vers La. Sa frayeur passée, Nkima se mit à sautiller frénétiquement sur l’épaule de Muviro, en traitant de tous les noms le lion coupable de l’avoir effrayé.
— Enfin ! s’exclama Tarzan dès qu’il fut devant La.
— Enfin, répéta-t-elle, tu es revenu de la chasse.
— J’en suis revenu presque aussitôt, répliqua-t-il, mais tu étais partie.
— Tu es revenu ?
— Oui, La. J’avais dû beaucoup m’éloigner avant de tuer une proie. Mais j’ai fini par trouver du gibier et je te l’ai apporté. Seulement, tu étais partie, et la pluie avait effacé tes traces. Je t’ai cherchée pendant des jours, mais je n’ai pu te retrouver.
— Si j’avais pensé que tu comptais revenir, dit-elle, avec des regrets dans la voix, je serais restée à t’attendre à tout jamais.
— Tu aurais dû savoir que je ne t’aurais pas abandonnée ainsi, se piqua Tarzan.
— La te présente ses excuses, dit-elle.
— Et tu n’es pas retournée à Opar depuis lors ? demanda-t-il.
— Jad-bal-ja et moi sommes à présent sur le chemin d’Opar, déclara-t-elle. Je suis restée longtemps perdue dans la jungle. C’est tout récemment que j’ai découvert la piste conduisant à Opar. Et puis, il y avait un homme blanc, égaré lui aussi, qui est tombé malade et a été saisi de fièvre. Je suis restée avec lui jusqu’à ce que la fièvre tombe et qu’il recouvre ses forces, car je me disais qu’il pouvait être un ami de Tarzan.
— Quel était son nom ? demanda l’homme-singe.
— Wayne Colt.
Tarzan sourit.
— A-t-il apprécié ce que tu as fait pour lui ? demanda-t-il encore.
— Oui, il voulait venir à Opar avec moi et m’aider à recouvrer mon trône.
— Tu l’aimais donc, La ?
— Je l’aimais beaucoup, dit-elle, mais pas de la même façon que j’aime Tarzan.
Il lui toucha l’épaule, en une ébauche de caresse.
— La, l’immuable ! murmura-t-il.
Puis, avec un brusque mouvement de tête, comme s’il voulait chasser de tristes pensées, il dirigea son regard vers Opar.
— Viens, dit-il, la reine remonte sur son trône.
À Opar, des yeux invisibles observaient l’avance de la colonne. On avait reconnu La, Tarzan et les Waziris, certains même présumaient de l’identité de Jad-bal-ja. Oah avait peur, Dooth tremblait et la petite Nao, qui haïssait Oah, se sentait presque heureuse, aussi heureuse que pouvait l’être quelqu’un dont le cœur est brisé.
Oah régnait d’une main tyrannique et Dooth s’était montré faible et sot. Aussi les murmures allaient-ils bon train dans les ruines. Des murmures qui auraient effrayé plus encore Oah et Dooth, s’ils les avaient entendus. Des murmures qui se répandaient comme une traînée de poudre parmi les prêtresses et les prêtres guerriers. Le résultat en fut que, lorsque Tarzan et Jad-bal-ja se présentèrent, à la tête des Waziris, dans la cour du temple extérieur, personne ne se montra pour leur résister ; au contraire, des voix les appelèrent depuis les sombres arcades entourant les longs couloirs, criant merci et proclamant des assurances de future loyauté envers La.
En avançant dans la ville, ils entendirent soudain un grand bruit s’élever de l’intérieur du temple principal. Des cris de terreur ponctuaient un concert de vociférations aiguës. Puis le silence revint. La cause de ce vacarme leur apparut quand ils pénétrèrent dans la salle du trône, car devant eux gisaient, dans une mare de sang, les corps d’Oah, de Dooth et d’une douzaine de prêtres et de prêtresses qui leur étaient restés fidèles. À part cela, les lieux étaient déserts.
Une fois de plus, La, grande prêtresse du dieu flamboyant, remonta sur le trône pour exercer ses prérogatives de reine d’Opar.
Une fois de plus, ce soir-là, Tarzan, seigneur de la jungle, mangea dans la vaisselle d’or d’Opar, tandis que des jeunes filles, promises à devenir bientôt des prêtresses du dieu flamboyant, servaient des viandes et des fruits, ainsi que des vins si vieux qu’aucun homme vivant ne connaissait leur millésime ni ne savait dans quel vignoble oublié avaient poussé les raisins dont on les avait faits.
Mais Tarzan éprouvait peu d’intérêt pour ce genre de choses et, le lendemain, ce fut avec joie qu’il reprit la tête de ses Waziris pour retraverser la plaine d’Opar et regagner la barrière rocheuse. Nkima était perché sur son épaule et à son côté trottinait le Lion d’or, tandis que derrière lui ses cent guerriers waziris marchaient en rang.
Quelques Blancs fatigués et découragés approchaient de leur base au terme d’un long voyage, monotone et sans histoire. Zveri et Ivitch venaient en tête, suivis de Zora Drinov. Loin derrière marchaient côte à côte Romero et Mori. Ils avaient constamment gardé cet ordre.
Wayne Colt était assis à l’ombre de l’un des abris, tandis que ses Noirs paressaient à quelque distance de lui, devant un autre, lorsque Zveri et Ivitch se montrèrent.
Colt se leva et vint à leur rencontre. Zveri l’aperçut le premier.
— Satané traître ! s’écria-t-il. C’est peut-être la dernière chose que je ferai sur terre, mais je t’abattrai !
En parlant, il avait dégainé son revolver, puis tiré sur l’Américain désarmé.
Son premier coup effleura le flanc de Colt, sans entamer la peau, mais il ne tira pas de deuxième coup car, presque simultanément, une autre détonation s’était fait entendre derrière lui. Peter Zveri lâcha son arme et tituba comme un homme ivre, en se tenant le dos. Ivitch se retourna vivement.
— Mon dieu, Zora, cria-t-il, qu’as-tu fait ?
— Ce que j’attendais de faire depuis douze ans, répondit-elle. Ce que j’attendais de faire depuis que j’étais encore presque une enfant.
Wayne Colt s’était précipité et avait ramassé le revolver de Zveri. Romero et Mori arrivaient en courant. Zveri tomba et regarda sauvagement autour de lui.
— Qui a tiré ? hurla-t-il. Je sais. C’est ce sale métèque !
— C’est moi, dit Zora Drinov.
— Toi ! hoqueta Zveri.
Elle s’adressa à Wayne Colt, comme s’il comptait seul pour elle.
— Il vaut mieux que tu saches la vérité, dit-elle. Je ne suis pas une Rouge et ne l’ai jamais été. Cet homme a tué mon père et ma mère, ainsi qu’un frère et une sœur aînée. Mon père était… bah, peu importe ce qu’il était. Il est vengé maintenant.
Elle tourna vers Zveri et lui dit âprement :
— J’aurais pu te tuer une douzaine de fois ces dernières années, mais j’ai attendu parce que je voulais plus que ta vie. Je voulais contribuer à faire échouer les affreux projets par lesquels toi-même et ceux de ton engeance cherchez à détruire le bonheur du monde.
Peter Zveri restait assis à terre, et la contemplait. Ses yeux écarquillés devinrent vitreux. Tout à coup, il toussa, et un torrent de sang lui jaillit de la bouche. Il s’écroula sur le dos, mort.
Romero s’était approché d’Ivitch. Il pointa soudain le canon d’un revolver entre les côtes du Russe.
— Jette ton arme, dit-il. Je ne prends plus de risques avec toi.
Blême, Ivitch fît ce qu’on lui disait. Il voyait son petit univers vaciller. Il avait peur.
De l’autre côté de la clairière, une haute silhouette se découpait à l’orée de la jungle. Elle ne s’y trouvait pas, un instant plus tôt. Elle venait d’apparaître sans bruit, comme si l’air s’était matérialisé. Zora Drinov fut la première à la voir. Elle poussa un cri de surprise : elle avait reconnu quelqu’un. Les autres suivirent la direction de son regard et découvrirent un homme blanc, bronzé, nu, à l’exception d’un pagne en peau de léopard. Il venait vers eux, se déplaçant avec l’aisance et la grâce majestueuse d’un lion, évoquant à beaucoup d’égards le roi des animaux.
— Qui est-ce ? demanda Colt.
— Je ne sais rien de lui, répondit Zora, sinon que c’est lui qui m’a sauvé la vie quand je me suis égarée dans la jungle.
L’homme s’arrêta devant eux.
— Qui êtes-vous ? le questionna Wayne Colt.
— Je suis Tarzan, seigneur des singes. J’ai vu et entendu tout ce qui s’est passé ici. Le plan échafaudé par cet homme – il désigna le cadavre de Zveri – a échoué, et lui-même est mort. Cette femme s’est expliquée : elle n’est pas des vôtres. Mes guerriers campent à brève distance. Je la conduirai à eux et veillerai à ce qu’elle regagne sans ennui la civilisation. Quant aux autres, je n’éprouve à leur égard aucune sympathie. Qu’ils se sortent de la jungle selon leurs propres moyens. J’ai dit.
— Ils ne sont pas tous ce que vous croyez, mon ami, intervint Zora.
— Que voulez-vous dire ? demanda Tarzan.
— Romero et Mori ont profité de la leçon. Ils ont ouvertement pris parti contre Zveri, quand nos Noirs nous ont abandonnés.
— J’ai entendu, dit Tarzan.
Elle le regarda avec surprise.
— Vous avez entendu ?
— J’ai entendu presque tout ce que vous vous êtes dit durant un grand nombre de vos étapes. Mais je ne sais pas si je dois croire tout ce que j’ai entendu.
— Je pense que vous pouvez les croire, assura Zora. Je suis sûre qu’ils étaient sincères.
— Très bien, concéda Tarzan. S’ils veulent, ils peuvent, eux aussi, venir avec moi, mais ces deux autres n’auront qu’à se débrouiller.
— Pas l’Américain, plaida Zora.
— Non ? Et pourquoi pas ? s’étonna l’homme-singe.
— Parce que c’est un agent secret, au service du gouvernement des États-Unis.
Tout le monde, y compris Colt, la regarda avec stupéfaction.
— Comment as-tu appris cela ? s’inquiéta Colt.
— Le message que tu as envoyé après ton arrivée ici, quand nous sommes restés seuls, a été intercepté par un agent de Zveri. Comprends-tu maintenant comment je le sais ?
— Oui, c’est clair.
— C’est pour cela que Zveri t’a traité de traître et a essayé de te tuer.
— Et celui-là, qu’en faisons-nous ? demanda Tarzan en montrant Ivitch. Est-il, lui aussi, un agneau drapé dans la pelisse d’un loup ?
— C’est un de ces si nombreux paradoxes vivants, expliqua Zora. C’est un de ces Rouges qui sont toujours blancs de peur.
Tarzan s’adressa aux porteurs indigènes, qui s’étaient approchés et se tenaient dans l’expectative, car ils ne comprenaient pas la conversation.
— Je connais votre pays, leur dit-il en langue vernaculaire. Il s’étend près de la tête de ligne du chemin de fer conduisant à la côte.
— Oui, maître, dit l’un des Noirs.
— Vous emmènerez ce Blanc jusqu’au chemin de fer. Donnez-lui assez à manger et ne le brutalisez pas. Là-bas, vous veillerez à ce qu’il quitte le pays. Allez.
Puis, se tournant vers les autres Blancs :
— Suivez-moi jusqu’à mon camp.
Et il s’engagea sans attendre sur la piste par laquelle il était entré dans la clairière. Lui emboîtèrent aussitôt le pas quatre personnes qui devaient à son sens de l’humanité bien plus de choses qu’elles ne le croyaient. Et, même si elles avaient su, elles n’auraient pu imaginer que sa grande tolérance, son courage, ses capacités et son instinct de protection qui les avait sauvées plus d’une fois ne devaient rien à ses géniteurs humains, mais tout à sa longue association avec les bêtes sauvages de la forêt et de la jungle. Celles-ci lui avaient communiqué ces qualités instinctives qui sont bien plus développées chez elles que chez les êtres contre nature qu’a forgés la civilisation, où la cupidité et l’esprit de compétition ont terni ces nobles vertus quand elles ne les ont pas entièrement détruites.
Fermant la marche, Zora Drinov et Wayne Colt, avançaient côte à côte.
— Je te croyais mort, dit-elle.
— Et moi aussi, je te croyais morte, répondit-il.
— Pis encore, poursuivit-elle, je pensais que, morte ou vive, je ne pourrais jamais te dire ce que j’ai dans le cœur.
— Moi, je pensais qu’un fossé infranchissable nous séparait et que je ne pourrais jamais le combler pour te poser la question que j’aspirais à te poser.
Il avait parlé à voix basse. Elle se rapprocha de lui, les yeux pleins de larmes, les lèvres tremblantes.
— Je pensais que, morte ou vive, je ne pourrais jamais répondre oui à cette question, si tu me la posais.
Un tournant de la piste les mit alors à l’abri de la vue des autres. Il la prit dans ses bras et posa ses lèvres sur les siennes.